3? Au Professeur Emmanuel Vigneron, Géographe de la santé, Professeur des Universités

2 septembre 2021

Le professeur Emmanuel Vigneron répond aux questions de l’APVF, suite à la publication en juillet d’une étude portant sur la fracture vaccinale dans les territoires.

 

  1. Vous avez publié au mois de juillet une étude portant sur la fracture vaccinale dans les territoires : quel état des lieux global réalisez-vous ?

Le premier constat est celui des regrets : regret que l’approche géographique des questions de santé qui certes a progressée depuis une vingtaine d’années, soit encore souvent bien limitée pour ne pas dire superficielle et trop souvent utilisée comme une simple illustration « pour faire joli » dans un rapport. On ne mesure pas à quel point la carte est un puissant outil de compréhension du réel. Mais pas la carte seule. La carte ET son commentaire. Il faut ici se souvenir qu’en soi, une carte ne démontre rien, elle montre, elle suggère :  c’est un outil heuristique. C’est bien la raison pour laquelle une carte devrait toujours être accompagnée de son commentaire. Une carte ne démontre rien, elle montre c’est un outil heuristique.

J’ai le regret aussi que ce que beaucoup appellent une approche géographique se limite à des échelles inadaptées à ce qui est étudié. Régionale lorsqu’on est le ministère, (sans doute pour ne pas empiéter sur les compétences aujourd’hui des ARS, hier des DRASS puis des ARH. Echelle départementale lorsqu’on est une Agence Régionale pour respecter des compétences qui sont celles des Départements ou parce que décidemment les régions sont bien grandes pour se reposer sur les Délégations départementales. Dans tous les cas, le confort du millefeuille administratif est un refuge commode.

Voilà le premier constat. On ne fait pas assez de géographie, ce qui revient à dire que les territoires sont davantage perçus comme des contenants, des contours, que comme des contenus, c’est à dire des espaces organisés et vécus par ceux qui y habitent, avec leur culture, leurs habitudes, leur façon de vivre et de penser, leur façon aussi de voir Paris qui souvent n’est pas plus curieuse que la façon dont certains voient la France au-delà de la porte d’Orléans ou de celle de la Chapelle.

Les cartes que le Monde a publiées sont réalisées à une échelle fine et très fonctionnelle : celle des 1575 EPCI et, dans le cas des trois métropoles de leurs Arrondissements Municipaux et des communes environnantes les constituants.

Elles permettent de visualiser trois fractures et en raison de leur configuration d’énoncer des hypothèses sur leurs causes. Elles étaient inattendues et en tous les cas inconnues ou méconnues. Elles ont été parfaitement soulignées par Mme Camille Stromboni, la journaliste du Monde, en regard de l’une de mes cartes : « Le nord-ouest de la

France apparaît beaucoup plus vacciné que le sud-est, où la réticence est de mise. Les données, prises à l’échelle des intercommunalités, font ressortir une différence nette entre les centres urbains, au-dessus de la moyenne, et les périphéries. Les communes les plus riches apparaissent davantage vaccinées que les communes les plus pauvres. Ceci est très net dans les trois métropoles de Paris, Lyon et Marseille.

Le point commun entre ces trois fractures est qu’elles relèvent l’éloignement sous toutes ses formes : géographique, culturel, économique, social. Or l’éloignement est un facteur de méfiance, d’incompréhension mutuelle. La fracture vaccinale recouvre d’autres fractures. La réduire suppose de réduire d’abord ces autres fractures. Cela ne peut se faire que par l’éducation. C’est sans doute une entreprise de longue haleine mais elle est la seule qui tienne et qui n’use pas de pouvoirs de violence. C’est au surplus un investissement nécessaire. Nous ne pouvons pas savoir ce que sera le « monde d’après » mais une chose est possible sinon hélas probable : nous n’en avons pas fini avec ce coronavirus là ou d’autres. Les modèles montrent qu’il faut vacciner beaucoup de personnes pour éviter l’entretien du virus ou l’apparition de nouveaux variants. Éduquer, éduquer, éduquer.

 

  1. L’APVF s’est attaquée depuis de nombreuses années à la question de la désertification médicale. Existe-t-il une corrélation entre zones sous-vaccinées et « déserts médicaux » ?

Comme d’autres associations d’élus, ruraux ou des villes moyennes, les élus des petites villes de France vivent depuis plus de 20 ans les problèmes nés de la désertification médicale et ce, partout en France ou presque. Dire qu’ils s’y sont attaqués est vrai mais ils n’ont pas remporté la bataille. Et ce pour deux raisons : leur compétence en la matière est faible sinon nulle dans le cadre de la liberté d’installation. Distribuées larga manu depuis 20 ans, les aides n’ont pas eu le résultat escompté malgré de belles réussites mais plus encore d’effet d’annonce et ce finalement faute de candidats. Beaucoup de maisons de santé construites avec des fonds des collectivités locales recherchent des médecins, en vain depuis plusieurs années.

On en vient donc à la nécessité d’aller plus loin. Je ne crois cependant pas à la coercition qui contient par elle-même des effets pervers dont nous pourrions nous repentir. Je crois en revanche à la bonne volonté des hommes mus par le souci de l’intérêt général. Là encore, c’est une affaire d’éducation. Nous devons désormais inventer de nouvelles règles d’installation. Celles d’aujourd’hui datent de 1929. Ces nouvelles règles pourraient émerger d’une discussion ouverte et sincère avec les facultés de médecine, les organisations professionnelles et étudiantes, les élus et les représentants des patients, l’Assurance-Maladie avec un objectif de réussite dans un délai fixé. J’ai coutume de dire que le modèle ici devrait être celui des Accords Matignon favorisés par Michel Rocard en1988 puis celui de l’accord de Nouméa par Lionel Jospin en 1998. Comme ce dernier, ces accords « Santé » devraient ensuite être soumis à référendum et jeter ainsi les bases d’un système de santé plus juste et plus efficace.

 

  1. Quelles leçons tirez-vous pour l’avenir de vos études concernant l’offre de soins dans les territoires ?

Si l’on replace les choses dans la longue durée comme je m’efforce toujours de le faire il y a lieu d’être optimiste. Des jalons ont été posés, il est vrai parfois depuis plus d’un siècle : Les GHT d’aujourd’hui sont ainsi les descendants directs de la vieille idée de coordination formalisée dès le dernier quart du XIXe siècle par des personnalités qui ont créé l’administration publique de la santé comme Henri Monod ou Lucien Dreyfus-Brisac.

Si l’on regarde les jours, il y a parfois des raisons de fléchir dans sa résolution. Les territoires continuent trop d’être perçus comme des supports neutres des politiques publiques. A la Napoléon.

Seuls les progrès de la démocratie sanitaire peuvent conduire à un changement de conception. Les Programmes régionaux de santé doivent être davantage établis en concertation avec les élus des territoires et les conseils régionaux au vote d’approbation duquel ils doivent être soumis. Il faut faire vivre hardiment les Conseils Territoriaux de Santé à l’échelle des EPCI, les doter de moyens significatifs, y associer tous les acteurs en élargissant la notion de santé à celle de bien-être ou de bien-vivre dans un territoire.

Tout cela n’est certes pas facile et sans doute rien ne sera jamais parfait ni éternel. Sans cesse il faudra lutter et reprendre le travail. Mais la santé est un bien individuel et collectif parmi les plus précieux où s’exerce la fraternité humaine. Militer pour la santé de tous, dans tous les territoires, partout, est un moyen de faire vivre la République. C’est aussi un moyen de justifier de dépenses contrôlées et librement consenties. C’est tout autant chercher à éviter des dépenses inutiles laissées aux générations futures. C’est aussi promouvoir une consommation plus raisonnée de toutes choses et par-là contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique.

C’est la raison pour laquelle si ce travail s’apparente à la condamnation de Sisyphe, il ne faut pas baisser les bras car ainsi que nous l’a montré Albert Camus, il faut imaginer Sisyphe heureux.